dimanche 24 avril 2011

une goutte

Une goutte d’eau grimpe les marches de l’escalier. L’entends-tu ? Allongé dans l’obscurité sur mon lit, j’écoute son mystérieux cheminement. Comment fait-elle ? Elle sautille ? Tic, tic, entend-on par moments. Et puis la goutte s’arrête, et peut-être pour tout le reste de la nuit ne se manifestera-t-elle plus ? Elle grimpe pourtant. De marche en marche elle monte, à la différence des autres gouttes qui tombent perpendiculairement, obéissant aux lois de la gravité, pour à la fin émettre un petit « floc » bien connu dans le monde entier. Mais pas celle-là. Tout doucement elle grimpe l’escalier E de cet immense bâtiment. Ce ne sont pas nous, les adultes, raffinés, ultrasensibles, qui l’avons signalée. Tout simplement une petite bonne du premier étage, une pâle et ignorante misérable créature. Elle en a pris conscience un soir, très tard, alors que tout le monde dormait déjà. Au bout d'un certain temps, elle n'y tint plus, sauta du lit et courut éveiller sa patronne. “Madame, murmura-t-elle, madame !”  “Qu'est-ce que c'est ?” dit sa maîtresse en se secouant. “Il y a une goutte, madame, une goutte qui grimpe l'escalier !”  “Quoi donc ?” reprit l'autre abasourdie. “Une goutte qui monte les marches !” répéta la servante, et elle se mit presque à pleurer. “Fiche-moi le camp, cria sa maîtresse. Tu es folle ? Retourne au lit, barfch ! Tu as bu, voilà la vérité, petite misérable. Cela fait un bout de temps qu'il manque du vin dans la bouteille le matin ! Petite dégoûtante, si tu crois…” Mais la gamine s'était sauvée, et déjà elle se calfeutrait dans ses couvertures.  - Qu'est-ce qui a pu lui passer en tête, à cette imbécile ? se demandait la patronne, dans le silence de la nuit, alors qu'elle avait désormais perdu le sommeil. Et écoutant involontairement la nuit qui dominait le monde, elle entendit à son tour ce curieux bruit. Une goutte d'eau grimpait l'escalier, en toute certitude.
Maniaque de l'ordre, la dame pensa un instant sortir pour aller voir. Mais qu'aurait-elle pu découvrir, à la misérable lueur des petites veilleuses accrochées dans le vestibule ? Comment trouver la trace d'une goutte d'eau en pleine nuit, et avec ce froid dans les ténèbres de l'escalier ?  Les jours suivants, cette affaire gagna lentement de famille en famille, et désormais nul ne l'ignore dans la maison, même si personne ne désire en parler, comme s'il s'agissait d'une chose ridicule dont peut-être on aurait honte. Maintenant de nombreuses oreilles demeurent tendues, dans l'obscurité quand la nuit est tombée et oppresse le genre humain. Et d'aucuns pensent à une chose, d'aucuns à une autre.
Parfois la goutte se tait. D’autres nuits au contraire, pendant de longues heures, elle ne fait que se déplacer, que grimper, grimper encore, comme si elle ne devait jamais s’arrêter. Les cœurs se mettent à battre quand ce doux bruit semble arriver à chaque seuil. Dieu merci, elle ne s’est pas arrêtée. La voici qui s’éloigne, tic, tic, en route pour l’étage du dessus.
J'ai acquis la certitude que les locataires de l'entresol pensent se trouver à l'abri. La goutte - croient-ils - ayant déjà dépassé leur porte ne risque pas de venir les déranger ; d'autres, moi par exemple qui vis au septième, ont désormais des raisons de s'inquiéter, mais plus eux. Qui leur dit pourtant que les nuits porchaines cette goutte reprendre son chemin à l'endroit où elle était parvenue hier, et qu'elle ne recommencera pas plutôt dès le début, dès les premières marches, toujours humides et encombrées d'ordures abandonnées ? Non, pas même eux ne peuvent se croire à l'abri.
Le matin, en sortant, chacun regarde attentivement dans l'escalier pour voir s'il n'est pas demeuré quelque trace. Rien comme il fallait s'y attendre, pas la plus petite empreinte. Le matin, d'ailleurs, qui continue à prendre cette affaire au sérieux ? L'homme se sent fort au soleil du matin, c'est un lion, même si quelques heures à peine plus tôt il se sentait bouleversé.
A moins que ceux de l'entresol n'aient raison ? Nous, qui au début n'entendions rien et nous pensions protégés, depuis quelques nuits nous aussi nous entendons quelque chose. La goutte d'eau est encore loin, c'est vrai. Ce n'est qu'un faible bruit qui nous parvient, un léger écho à travers les murs. Ce n'en est pas moins le signe qu'elle est en train de grimper et qu'elle s'approche toujours davantage.
Il est même inutile d'essayer d'aller dormir dans une chambre retirée, éloignée de la cage d'escalier. Mieux vaut l'entendre, ce bruit, plutôt que de passer les nuits à se demander s'il est là ou non. Ceux qui couchent dans les chambres éloignées ne parviennent pas à résister, ils se glissent en silence dans le couloir et demeurent en plein froid, dans le vestibule, derrière leur porte, retenant leur souffle, pour écouter. Et s'ils l'entendent, elle, ils n'osent plus s'éloigner, esclaves d'une panique indescriptible. Mais toutefois c'est encore pire, quand tout est tranquille : comment exclure alors que, à peine sera-t-on retourné dans ses draps, justement alors le bruit ne recommencera pas ?
Ainsi donc, quelle étrange vie ! Et ne pouvoir s’en plaindre, ni tenter d’y remédier, ni trouver une explication qui satisfasse l’esprit. Et ne pas même pouvoir convaincre les autres, ceux des autres maisons, qui ne savent pas. Mais qu’est-ce que cela peut bien être, cette goutte - demandent-ils avec une exaspérante bonne foi - une souris peut-être ? un petit crapaud sorti des égouts ? Non, vraiment non. Mais alors - ils insistent ! - ne serait-ce pas par hasard une image ? une allégorie ? Cela ne signifierait-il pas, pour ainsi dire, cela ne symboliserait-il pas la mort ? ou un quelconque danger ? ou bien que les années passent ? Mais non, pas du tout, messieurs, pas du tout : c’est simplement une goutte d’eau, seulement voilà : elle grimpe les marches de l’escalier. À moins que plus subtilement elle ne veuille représenter les rêves, les fantasmes ? Les terres trop désirées et trop lointaines où l’on croit que se trouve le bonheur ? En somme, quelque chose de poétique ? Non, absolument pas. Ou bien les endroits plus lointains encore, aux confins de l’univers, où jamais nous ne pourrons parvenir ? Mais non, vous dis-je ce n’est pas une plaisanterie, il ne faut pas chercher de double sens, il s’agit malheureusement tout bonnement d’une goutte d’eau, à ce que l’on peut présumer, qui grimpe les escaliers la nuit. Tic, tic, mystérieusement, de marche en marche. Et c’est pour cela que nous avons peur.








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